À l’occasion du Forum de Paris pour la paix, le 10 novembre 2023, RSF et 16 organisations partenaires publient la Charte de Paris sur l’IA et le journalisme. Les travaux ont été lancés en juillet 2023, en partenariat avec des organisations de la société civile, des experts de l’intelligence artificielle (IA) et des représentants des médias et des journalistes. L’objectif est de « déterminer un ensemble de principes éthiques fondamentaux pour protéger l’intégrité de l’information à l’ère de l’IA, alors que ces technologies sont en passe de transformer l’industrie des médias. »
La Charte de Paris sur l’IA et le journalisme : pour quoi faire ?
Christophe Deloire, journaliste et secrétaire général de l’association RSF, et Maria Ressa, journaliste et lauréate du prix Nobel de la paix, ont bûché cinq mois durant sur la « Charte de Paris sur l’IA et le journalisme » avec 16 organisations partenaires.
Rédigée par 32 personnalités issues de 20 pays, tous sont d’accord pour dire que l’Intelligence Artificielle est en passe de rendre de sérieux services à l’humanité, mais possède aussi une dangerosité certaine : celle « d’amplifier la manipulation des esprits dans des proportions inédites », toujours selon les mots de Christophe Deloire. « Plus que jamais, le journalisme nécessitait un socle éthique solide et largement reconnu. Avec la Charte de Paris sur l’IA et le journalisme, c’est désormais le cas. »
Et quand on parle d’Intelligence Artificelle, on ne parle pas seulement de l’IA générative. L’algorithme de recommandations qui gèrent nos feeds Facebook et Twitter, par exemple, sont devenus la première porte d’accès à l’information, et c’est bien une IA. Arthur Grimonpont, le rapporteur de la commission, ingénieur, essayiste et collaborateur chez RSF en tant que responsable de projet IA, affirme que tous les jours, ce sont 5 milliards d’utilisateurs qui utilisent des algorithmes pour se laisser recommander des contenus. Et le fait que les journalistes utilisent aussi cette technologie pour s’informer – par exemple, via les threads Twitter – montre bien qu’il est temps d’instaurer quelques règles solennelles. « L’IA, en tant que technologie générale, n’a pas de volonté propre, explique patiemment Arthur Grimonpont. Elle est conçue pour servir les objectifs de ses créateurs. Il y a des utilisations de certaines IA qui pourraient bénéficier au journalisme, comme par exemple l’ICIJ qui a analysé des données satellitaires pour trouver des zones de déforestation illégale en Amazonie. L’IA permet de traiter une grande quantité de données. Mais ce n’est pas l’usage majoritaire de l’IA qui est fait aujourd’hui. »
Face aux bouleversements engendrés par l’IA dans l’espace informationnel, la Charte énonce dix principes essentiels pour garantir l’intégrité de l’information et préserver la fonction sociale du journalisme :
1. L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE GUIDE LES MÉDIAS ET LES JOURNALISTES DANS LEUR USAGE DE LA TECHNOLOGIE
Les médias et les journalistes utilisent des technologies qui renforcent leur capacité à remplir leur mission première : garantir à chacun le droit à une information de qualité et digne de confiance. La poursuite et l’accomplissement de cet objectif doivent guider leurs choix quant aux outils technologiques. L’utilisation et le développement des systèmes d’IA dans le journalisme doivent respecter les valeurs fondatrices de l’éthique journalistique, parmi lesquelles la véracité, l’exactitude, l’équité, l’impartialité, l’indépendance, la nonnuisance, la non-discrimination, la responsabilité, le respect de la vie privée et la confidentialité des sources.
2. LES MÉDIAS DONNENT LA PRIORITÉ À L’HUMAIN
La décision humaine doit rester centrale tant dans les stratégies à long terme que dans les choix éditoriaux quotidiens. L’utilisation des systèmes d’IA doit être une décision délibérée et bien informée prise par des humains. Les équipes éditoriales doivent définir clairement les objectifs, la portée et les conditions d’usage de chaque système d’IA. Elles doivent assurer un suivi transversal et continu des impacts des systèmes d’IA déployés, garantir leur stricte conformité avec leur cadre d’utilisation et conserver la capacité de les désactiver à tout moment.
3. LES SYSTÈMES D’IA UTILISÉS EN JOURNALISME SONT SOUMIS À UNE ÉVALUATION PRÉALABLE ET INDÉPENDANTE
Les systèmes d’IA utilisés par les médias et les journalistes doivent faire l’objet d’une évaluation indépendante, complète et approfondie, impliquant des groupes de défense du journalisme. Cette évaluation doit démontrer que les valeurs fondamentales de l’éthique journalistique sont respectées. Ces systèmes doivent respecter la vie privée, la propriété intellectuelle et les lois sur la protection des données. Un régime de responsabilité clair est établi pour tout manquement à ces exigences. Les systèmes qui opèrent de manière prévisible et peuvent être expliqués simplement sont privilégiés.
4. LES MÉDIAS SONT TOUJOURS RESPONSABLES DU CONTENU QU’ILS PUBLIENT
Les médias assument leur responsabilité éditoriale, y compris lorsqu’ils utilisent l’IA dans la collecte, le traitement ou la diffusion d’informations. Ils sont responsables de chaque contenu qu’ils publient. Les responsabilités liées à l’utilisation des systèmes d’IA doivent être anticipées, définies et attribuées à des humains pour garantir le respect de l’éthique journalistique et des lignes éditoriales.
5. LES MÉDIAS SONT TRANSPARENTS DANS LEUR UTILISATION DES SYSTÈMES D’IA
Toute utilisation de l’IA ayant un impact significatif sur la production ou la distribution de contenus journalistiques doit être révélée et clairement communiquée à tous ceux qui reçoivent l’information aux côtés du contenu concerné. Les médias doivent tenir un registre public des systèmes d’IA qu’ils utilisent et ont utilisés, détaillant leurs objectifs, leurs champs d’application et leurs conditions d’utilisation.
6. LES MÉDIAS GARANTISSENT L’ORIGINE ET LA TRAÇABILITÉ DES CONTENUS
Les médias doivent, dans la mesure du possible, utiliser des outils de pointe qui garantissent l’authenticité et la provenance des contenus publiés, en fournissant des détails fiables sur leur origine et toute modification qu’ils ont pu subir ensuite. Tout contenu ne répondant pas à ces normes d’authenticité doit être considéré comme potentiellement trompeur et faire l’objet d’une vérification détaillée.
7. LE JOURNALISME ÉTABLIT UNE DISTINCTION CLAIRE ENTRE LES CONTENUS AUTHENTIQUES ET LES CONTENUS SYNTHÉTIQUES
Les journalistes et les médias s’efforcent d’établir une distinction claire et fiable entre les contenus issus de la capture physique du monde réel (tels que les photographies et les enregistrements audio et vidéo) et les contenus créés ou modifiés de manière significative à l’aide de systèmes d’IA. Ils doivent privilégier l’utilisation d’images et d’enregistrements authentiques pour représenter des événements réels. Les médias doivent éviter d’induire le public en erreur dans leur utilisation de systèmes d’IA. En particulier, ils doivent notamment s’abstenir de créer et d’utiliser du contenu généré par une IA imitant des captures et des enregistrements du monde réel, ou incarnant de manière réaliste des personnes réelles.
8. LA PERSONNALISATION ET LA RECOMMANDATION DE CONTENU PAR L’IA PRÉSERVENT LA DIVERSITÉ ET L’INTÉGRITÉ DE L’INFORMATION
Dans les médias, la conception et l’utilisation de systèmes d’IA pour la personnalisation et la recommandation automatique de contenus doivent être guidées par l’éthique journalistique. Ces systèmes doivent respecter l’intégrité de l’information et promouvoir une compréhension commune des faits et des points de vue pertinents. Ils doivent mettre en avant des perspectives diverses et nuancées sur une variété de sujets, favorisant l’ouverture d’esprit et le dialogue démocratique. L’utilisation de tels systèmes doit être transparente et les utilisateurs devraient, dans la mesure du possible, pouvoir les désactiver afin de garantir un accès non filtré au contenu éditorial.
9. LES JOURNALISTES, LES MÉDIAS ET LES GROUPES DE SOUTIEN AU JOURNALISME PRENNENT PART À LA GOUVERNANCE DE L’IA
En tant que gardiens essentiels du droit à l’information, les journalistes, les médias et les groupes de soutien au journalisme doivent jouer un rôle actif dans la gouvernance des systèmes d’IA. Ils doivent être associés à tout contrôle institutionnel mondial ou international de la gouvernance et de la réglementation de l’IA. Ils doivent veiller à ce que la gouvernance de l’IA respecte les valeurs démocratiques, et à ce que la diversité des peuples et des cultures soit reflétée dans le développement de l’IA. Ils doivent rester à la pointe de la connaissance dans le domaine de l’IA. Ils s’engagent à examiner et à rapporter les impacts de l’IA avec précision, nuance et esprit critique.
10. LE JOURNALISME DÉFEND SES FONDEMENTS ÉTHIQUES ET ÉCONOMIQUES DANS SES RELATIONS AVEC LES SOCIÉTÉS FOURNISSEURES D’IA
L’accès au contenu journalistique par des systèmes d’IA doit être encadré par des accords formels qui assurent la pérennité du journalisme et préservent les intérêts partagés de long terme des médias et des journalistes. Les propriétaires de systèmes d’IA doivent créditer les sources, respecter les droits de la propriété intellectuelle et fournir une juste compensation aux détenteurs de droits. Cette compensation doit être transmise aux journalistes à travers une rémunération équitable. Les propriétaires de systèmes d’IA sont également tenus de tenir un registre transparent et détaillé du contenu journalistique utilisé pour entraîner et alimenter leurs systèmes. Les détenteurs des droits doivent conditionner la réutilisation de leur contenu au respect de l’intégrité de l’information et aux principes fondamentaux de l’éthique journalistique. Ils appellent collectivement à ce que les systèmes d’IA soient conçus et utilisés de manière à garantir une information de haute qualité, pluraliste et digne de confiance.
Si ces règles sont suivies, certains, comme Arthur Grimonpont, pensent que cela pourrait servir favorablement la réputation de la profession. En effet, cette dernière a été mise à mal par les crises successives, et de moins en moins de citoyens font confiance aux médias mainstreams pour s’informer. La Charte de Paris sur l’IA et le journalisme fera-t-elle la différence ? L’avenir proche nous le dira.