Quelques heures après cette mise en examen et ces mesures imposées par le juge d’instruction, M. Lagardère a annoncé qu’il abandonnait ses mandats exécutifs, dont celui de PDG, du groupe du même nom.
Après avoir fait les gros titres des médias et des magazines people pendant plus de deux décennies, Arnaud Lagardère fait son entrée, le lundi 29 avril, dans le monde des affaires judiciaires.
À l’issue de son audition devant une juge d’instruction, l’homme d’affaires de 63 ans et PDG du groupe du même nom a été mis en examen, comme le confirme une source judiciaire, pour “diffusion d’informations fausses ou trompeuses, achat de vote, abus de biens sociaux et abus de pouvoir, et non-dépôt de comptes” dans le cadre d’une information judiciaire ouverte en avril 2021 par le Parquet national financier.
“M. Lagardère a été placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de gérer et l’obligation de fournir un cautionnement de 200 000 euros”, précise cette source judiciaire. Quelques heures après cette mise en examen et ces mesures imposées par le juge d’instruction, M. Lagardère a annoncé mardi matin qu’il abandonnait ses mandats exécutifs, dont celui de PDG, du groupe du même nom.
“Dans le cadre de sa mise en examen, une mesure provisoire d’interdiction de gérer a été prononcée à l’encontre de M. Arnaud Lagardère, mesure qu’il conteste et contre laquelle il va faire appel, mais qui le contraint néanmoins à se démettre de ses mandats exécutifs au sein du groupe”, a fait savoir Lagardère dans un communiqué.
Examen minutieux des pratiques financières
Au cœur des investigations des magistrats instructeurs : les écritures comptables acrobatiques de M. Lagardère et ses dépenses (notamment ses frais personnels et familiaux comme les travaux dans ses résidences, vols en jet privé) effectuées par le truchement de Lagardère SAS et de la holding Lagardère Capital & Management (LCM), qui abrite les participations du dirigeant au sein du groupe éponyme.
En d’autres termes, Arnaud Lagardère est soupçonné d’avoir financé son train de vie et ses dépenses personnelles par le biais de ces deux sociétés.
Des abus de biens sociaux présumés dont le montant pourrait s’élever à plus de 80 millions d’euros : 32 millions au titre de la dette issue de la succession de son père, Jean-Luc Lagardère, un compte courant d’associé débiteur de 5,7 millions d’euros en 2014, un prêt d’1 million d’euros consenti à son bras droit Pierre Leroy en 2005, ainsi que des avances en compte courant d’un montant total de 42 millions d’euros en 2014.
Dans un autre volet du dossier, M. Lagardère est soupçonné d’avoir “acheté” le vote des actionnaires qataris en sa faveur lors d’une assemblée générale de mai 2018, sur fond de guerre ouverte entre l’homme d’affaires et le fonds d’investissement activiste Amber Capital. Sollicités, les avocats de M. Lagardère, Sébastien Schapira et Dimitri Grémont, n’ont pas souhaité réagir.
Cette mise en examen succède à trois autres mises en cause dans ce dossier. Pierre Leroy, 75 ans, qui a cédé en novembre 2023 son poste de PDG d’Hachette Livre à M. Lagardère, a été mis en examen, le 10 avril, des chefs “d’achat de vote, complicité d’abus de biens sociaux, abus de biens sociaux, présentation de comptes annuels inexacts, non-dépôt au greffe des comptes”, comme le confirme une source judiciaire.
Son avocate, Céline Lasek, n’a pas répondu aux sollicitations du Monde. Démissionnaire de la direction générale du groupe le 19 mars, date à laquelle il est devenu conseiller de M. Lagardère, M. Leroy a été placé sous contrôle judiciaire, dont il a fait appel, avec interdiction de gérer ou diriger une société et obligation de verser un cautionnement de 150 000 euros.
Deux commissaires aux comptes, qui ont validé les bilans de Lagardère SAS et LCM de 2013 à 2019, ont également été mis en examen. L’un, le 13 mars, pour “complicité d’abus de biens sociaux” ; l’autre, le 28 mars, pour “complicité de présentation de comptes inexacts”, “complicité d’abus de biens sociaux” et “non révélation de faits délictueux par commissaire aux comptes d’une personne morale”.
Le second a été radié en avril 2023 par le Haut Conseil du commissariat aux comptes pour avoir “manqué à ses obligations professionnelles”. Il a depuis déposé un recours contre cette sanction auprès du Conseil d’Etat. Pour comprendre ce volet judiciaire “digne d’un roman”, comme le susurre un proche du dossier, il faut replonger dans les secousses suscitées par la guérilla que se sont livrés M. Lagardère et le fonds d’investissement activiste Amber Capital, entré en 2016 au capital du groupe (qui comprenait alors Europe 1, Le Journal du dimanche, Paris Match ; mais aussi les magazines Elle, Télé 7 jours, France Dimanche, revendus au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky en 2019).
Criblé de dettes
A l’époque, celui que l’on surnomme “l’héritier” est déjà criblé de dettes, et pas seulement parce qu’il a racheté compulsivement, depuis les années 2000, des actions afin d’affermir sa position au capital. Le quinquagénaire règne en maître sur son groupe, grâce au statut de commandite créée par son père Jean-Luc, mort en 2003, qui lui permet d’en avoir le contrôle même sans être majoritaire.
Persuadé que la gouvernance de M. Lagardère comporte quelques irrégularités et subodorant une faillite personnelle, Amber réclame la nomination de deux de ses représentants au conseil de surveillance du groupe et la publication des comptes des sociétés de M. Lagardère.
Devant le refus du dirigeant de se plier à cette contrainte légale, Amber porte plainte auprès du Parquet national financier en février 2021. Les deux adversaires ont beau trouver un terrain d’entente dès le mois suivant, ils ne parviennent pas à éteindre la curiosité de l’Autorité des marchés financiers (AMF), éveillée à l’occasion d’une précédente plainte déposée, cette fois, par Arnaud Lagardère contre le fonds activiste.
C’est sur la base des alertes de l’AMF, d’un signalement du Haut Conseil du commissariat aux comptes et surtout de la plainte d’Amber (finalement retirée par le fonds après un accord transactionnel avec M. Lagardère) que le Parquet national financier a ouvert, en avril 2021, une information judiciaire pour “diffusion d’information fausse ou trompeuse, achat de vote, abus de biens sociaux, abus de pouvoirs, présentation de comptes inexacts, non-révélation de faits délictueux, non-publication de comptes”.
Volte-face du Qatar
Entre M. Lagardère et Amber, “c’était la guerre atomique” en 2018, souffle un proche du dossier, alors qu’un diplomate marocain proche du Qatar fait son entrée, cette année-là, au conseil de surveillance du groupe.
Dans sa plainte en effet, le fonds Amber, alors allié à Vincent Bolloré (face à Bernard Arnault, alors soutien de M. Lagardère), a fait également état de la surprenante volte-face du Qatar (détenteur de 13 % du capital du groupe actuellement) lors d’une assemblée générale du groupe en mai 2018.
Alors que l’émirat, actionnaire de référence et “sensible aux arguments d’Amber”, selon un connaisseur du dossier, était censé appuyer le fonds activiste, il avait finalement accordé son soutien à M. Lagardère.
A l’époque, M. Lagardère s’était distingué en dépensant près de 750 000 euros pour quatre lots de maillots lors d’une soirée de gala organisée, le 15 mai 2018, par la Fondation Paris Saint-Germain.
Président du club de football et homme de confiance de l’émir, le Qatari Nasser Al-Khelaïfi est l’un des administrateurs influents du fonds Qatar Investment Authority, à l’époque actionnaire de référence du groupe Lagardère. Aux enquêteurs de la brigade financière qui l’ont auditionné en mars 2023, M. Lagardère a assuré qu’il ne s’était jamais inquiété de la façon dont l’argent allait et venait d’une poche à une autre, “dans le cadre de transactions entre [lui] et [lui]-même”. “Je ne me pose aucune question particulière là-dessus car il s’agit de moi, personne physique, et d’une société que je détiens à 100 %.”
M. Lagardère a fait profil bas et admis “prendre conscience de certains risques pénaux éventuels qu’[il] n’avai[t] pas mesurés à l’époque”, tout en pointant du doigt son entourage.
“Durant toute cette période, j’ai aussi engagé les “meilleurs” cabinets d’avocats, de fiscalistes, de notaires et de commissaires aux comptes pour me conseiller et me protéger avec un succès qui semble être remis en cause aujourd’hui.”
Pas de trésorerie personnelle
A l’entendre, il se reposait beaucoup sur Pierre Leroy. “Il était pour moi un facilitateur et un homme de confiance important”, a-t-il déclaré à propos de celui qui a consacré cinquante-quatre années de sa vie professionnelle au groupe Lagardère.
“Notre conviction était que le compte courant débiteur étant celui d’Arnaud Lagardère, actionnaire à 100 % de Lagardère SAS, les deux personnes se confondent, et personne n’est lésé”, a confirmé devant les enquêteurs M. Leroy, précisant que M. Lagardère “n’avait pas de trésorerie personnelle” : “Je n’ai jamais été un spécialiste de l’abus de bien social”, a ajouté M. Leroy.
Une version qu’épouse également Maxime Delhomme, l’avocat de l’un des commissaires aux comptes mis en examen : “Mon client a bien vu, à l’époque, qu’il y avait eu des dépenses.
Mais il a vu aussi qu’il y avait beaucoup plus d’argent à percevoir, et qu’ainsi il n’y avait pas de problème, déclare-t-il. Il n’a tout simplement pas pensé [jusqu’en 2020, auprès de la justice et du tribunal de commerce de Paris] à faire une révélation, qui aurait été de toute façon sans autre effet que d’être aujourd’hui une protection pour lui.“ Les avocats de l’autre commissaire aux comptes, Pascal Garbarini et Christian Saint-Palais, n’ont pas souhaité s’exprimer.
Contactée, la direction générale des finances publiques garde également le silence, en vertu “du secret professionnel et fiscal”, sur le protocole d’accord qu’elle aurait scellé, selon Libération, avec M. Lagardère, en lien avec certains revenus non taxés. Après s’y être longtemps refusé, au prétexte de sa vie privée, M. Lagardère a accepté de publier les comptes personnels de sa holding en 2020, affichant un endettement de près de 215 millions d’euros en 2019, dont 164 millions d’euros d’emprunt au Crédit agricole, malgré 500 millions d’euros perçus, en dividendes et en vente de titres, entre 2009 et 2018.
En 2021, l’assemblée générale des actionnaires de Lagardère a acté la transformation du groupe en société anonyme, mettant un terme à la commandite. Vincent Bolloré a lancé une offre publique d’achat sur le groupe, finalisée en novembre 2023.
Arnaud Lagardère a, lui, été nommé PDG pour six ans, contre une rémunération annuelle de 3,5 millions d’euros. Aux enquêteurs de la brigade financière, il a promis : “Je vais désormais m’atteler à assainir ma situation personnelle”